Manifeste XXI, pourquoi ignores-tu le journalisme narratif numérique ?

Ignorance, aveuglement, incompétence ? A la lecture de votre beau manifeste XXI, « Un autre journalisme est possible », je m’interroge sur les raisons qui vous empêchent de tirer toutes les conséquences numériques de votre volontarisme éditorial en faveur d’une refonte d’une « presse post-internet ».

Car je me reconnais pleinement dans votre vision d’un journalisme de qualité — du slow journalism — qui prend le temps de s’immerger de façon prolongée dans une réalité humaine, fragmentée et inconfortable, pour offrir une meilleure compréhension du monde à ses lecteurs, en redonnant aux faits leur âme et leur chair.

Je vous cite :

En quittant cette course au bruit maximum, destructrice de sens, une presse rénovée peut être un média profond — et le meilleur dans ce registre — pour parler de plain-pied à tous ceux qui veulent s’ouvrir au monde : comprendre, s’émouvoir, apprendre, ressentir. […]

Aller voir, témoigner ; chercher, confronter, questionner ; « porter la plume dans la plaie » à la suite d’Albert Londres ; douter, vérifier, comprendre.

Et alors raconter ce qui a été vu et compris ; trouver les mots pour le dire et faire sentir, voir, entendre. C’est simple, c’est difficile, c’est fondamental. Le journalisme est un artisanat.[…] »

Prendre le temps de l’enquête — aller voir, laisser infuser et revenir — et apprendre à travailler à contre-temps de l’émotion immédiate : tout doit être fait pour apporter aux lecteurs une information différente, intense, concentrée sur ce qui dure, que l’article fasse dix lignes ou dix pages. L’information y gagnera en profondeur et en pertinence. »

Argumentation en mode copier-coller

Votre généreuse réflexion, portée par une aventure journalistique print réussie (vos chiffres de diffusion et d’affaires de XXI en témoignent), perd, cependant, de sa vigueur dès qu’elle aborde la question numérique.

Vous semblez soudain vous contenter de copier-coller de propos glanés ici et là.

On ne s’improvise pas journaliste télé ou radio ; la vidéo et le documentaire sont un métier et la presse n’a rien à gagner à pratiquer du mauvais journalisme audiovisuel. »

Merci pour ce rappel, mais ce constat est aujourd’hui largement partagé par la plupart des responsables des médias. #Old

En revanche, un vrai terrain d’expérimentation journalistique existe dans le domaine de l’utilisation de l’image vidéo filmée.

Je pense au smartphone, qui permet de capturer et de poster des images sur le vif, mais qui nécessitent toujours une mise en perspective journalistique (l’image ne prend sens que grâce à sa légende).

Je pense également à la nouvelle génération d’appareils photos, comme le Canon 5D, qui conjuguent la photo numérique et la vidéo full HD, en offrant des cadrages inédits et une grande profondeur de champ.

Ces outils interrogent nos pratiques. Comment les utiliser de façon compétente et pertinente ? Dans quel contexte ? Pour quel sujet ? Et pour dire quoi ? Quel lien avec la ligne éditorial avec mon titre ? Qu’est-ce que cela apporte de plus à mon lecteur en terme d’expérience de lecture et de compréhension du monde ?

La technologie permet aujourd’hui de traiter en images des données complexes. La presse peut concevoir des infographies saisissantes ou des cartes qui changent notre perception du monde. »

Petit couplet obligé sur le data journalism #DataViz que tout le monde loue, mais que peu de rédactions osent mettre en oeuvre faute, d’abord, de vision, et, ensuite, de moyens adaptés.

D’où le développement de start-up de l’info, spécialisées dans ce domaine (Dataveyes, Wedodata, par exemple).

Nouvelle déception !

C’est en découvrant le troisième pilier du « journalisme refondé, » que je me suis pris à espérer : l’image.

Plus que jamais, la presse doit être belle : l’image et le graphisme sont sa chair, son sang. Le graphisme est une forme de journalisme, qui allie l’émotion visuelle et la puissance des mots. »

« Il faut profiter de l’aubaine, réinventer les portfolios et les associations textes/images qui parlent aux lecteurs d’aujourd’hui »

D’accord, mais c’est trop court. Nouvelle déception ! Pas un seul mot sur les diaporamas sonores, les webdocumentaires, ou les narrations transmédia qui déploient une histoire sur plusieurs média (télévision, web, presse/édition, voire rencontres IRL) en adaptant les ressorts du jeu vidéo (« gamification », serious game).

Les diaporamas sonores, les webdoc et les récits transmédia sont pourtant les incarnations numériques de ce journalisme « témoin et passeur » que vous revendiquez.

Imaginez un instant vos récits graphiques en version multimédia. Montés comme des diaporamas sonores, ils mettent en scène le dessin de reportage, tissé, sur le plan sonore, d’interviews et de sons d’ambiance recueillis sur le terrain.

Des modèles économiques par milliers !

En amputant votre manifeste de tout prolongement numérique sérieux, vous vous privez également des enseignements stimulants que nous offre la créativité économique de ce secteur à la croisée du journalisme et du documentaire.

En matière de financement, et contrairement à ce que vous écrivez, le choix ne se résume pas à un alternative entre la publicité et le financement par les lecteurs.

Les webdocumentaires, par exemple, offrent une nouvelle donne en matière de financement. Ils bénéficient du mécénat participatif (crowdfunding) comme des aides publiques (CNC), de l’apport d’un producteur comme des droits de diffusion média.

Le mode de financement de ces nouvelles formes de narrations journalistiques et documentaires nous apprennent que chaque projet/production éditoriale peut — et doit — trouver son mode de financement propre.

J’en ai assez d’entendre dire qu’il n’existe pas de modèle économique de la presse sur le numérique. Parenthèse : le modèle économique de la presse papier n’est aujourd’hui pas plus convainquant, comme le rappelle souvent Erwann Gaucher. #fail

Qu’on se le dise : non, il n’existe pas un modèle économique, il en existe des milliers, autant que de projets ! Autrement dit, chaque projet éditorial doit inventer son propre modèle économique.

Quelle révolution pour l’organisation de nos groupes de presse, qui se sont paresseusement abrités derrière la martingale de la publicité.

Destruction créative

La presse est entrée dans une phase de « destruction créative ». La destruction, tout le monde la voit : plans sociaux, fermeture de journaux…

Seuls des observateurs attentifs et des innovateurs avertis — parmi lesquels je vous classe… peut-être à tort — savent percevoir ce qui est en train de naître sous nos yeux.

C’est en s’inspirant de ces expérimentations numériques que nous pourrons donner un avenir à ce journalisme « qui enrichit, donne à réfléchir, relie le lecteur aux autres et au monde ».

Comments

  1. Laurent Beccaria says:

    Tout à fait d’accord sur la fécondité du numérique en matière journalistique.

    Si nous ne l’avons pas assez écrit, vous le prolongez de manière féconde. Votre contribution au débat est précieuse.

    Pour ma part, comme éditeur j’ai publié un livre uniquement fait d’une sélection des commentaires du blog de Pierre Assouline. J’ai passé presque trois semaines passionnantes à plein temps sur ce dictionnaire de la conversation à l’âge numérique. J’y ai appris beaucoup.

    Je viens de publier en septembre « Une année -formidable!- en France » le livre somme tiré de l’expérience multimédia « Une année en France » menée pendant un par Le Monde, associant blog, photo et webdoc. Je publie la semaine prochaine un livre d’Olivier Berruyer, un économiste qui a réussi à rassembler 200.000 lecteurs assidus de ses cartes, schémas et diagrammes pour penser en images.

    Par ailleurs les sites de XXI et de 6 Mois accueillent régulièrement des diaporamas et des webdocs. Il m’arrive régulièrement d’envoyer des projets éditoriaux directement chez Upian, car plus adaptés au multimédia.

    Là où nous ne sommes pas d’accord -cela ne vous étonnera pas- c’est votre paragraphe intitulé « Des modèles économiques par milliers ». En fait le seul vrai modèle économique est un financement public (CNC). Car sinon les coûts de production d’un webdoc sont tels qu’ils ne peuvent pas être couverts par le financement publicitaire.

    La fameuse vidéo de N.Sarkozy au Salon de l’agriculture (13M de vues sur You Tube), filmée par une équipe vidéo du Parisien, a rapporté moins de 20.000€ au Parisien. Alors un webdoc… Les merveilles réalisées par The Guardian ou The New York Times ou en France par Upian ou le service public sont des investissements sans communes mesure avec le financement publicitaire. On en revient à la participation publiques et aux aides gouvernementales.

    Quant aux « milliers de modèles économiques » que vous voyez surgir comme autant de fontaines miraculeuses, ils me paraissent plutôt réduits. Les photographes sont bien placés pour savoir ce qu’il en coûte lorsque la presse ne finance plus le photojournalisme. Il leur faut monter des projets ou des expositions avec des sponsors, des ONG, et se couler à leurs exigences (au détriment de leur liberté). L’appel aux dons est particulièrement marginal, même si aux Etats-Unis (pays de la philanthropie) quelques contre-exemple existent. Le flop de l’expérience « J’aime l’info » en France n’est pas encourageant.

    Les trois vraies sources de financement du journalisme sont l’Etat, la publicité et les lecteurs. Sur le web, le rendement de la publicité est en chute vertigineuse. Il reste l’Etat et les lecteurs.

    Nous appelons à la multiplication des projets conçus pour les lecteurs et financés d’abord par eux. Vous exercez votre métier et osez des expériences parce que vous travaillez dans un groupe de presse fondé sur les abonnements, les lecteurs, où les actionnaires ne demandent pas des marges de 10 ou 15%. Votre liberté vous est offerte par ce cadre. Mais en dehors?

    Nous avons écrit ce manifeste en pensant aux jeunes journalistes de la rédaction (25 ans de moyenne d’âge), à tous les jeunes qui débutent dans XXI ou qui concourent au prix annuel XXI/France info. Si nous n’essayons pas de conquérir des espaces de liberté, sur papier sur écran ou les deux à la fois, sans se bercer d’illusions et de chimères, ce sont eux qui paieront les pots cassés.

    Je vous conseille notamment la lecture de deux contributions de jeunes journalistes ou qui comportent quelques verbatims intéressants:

    Je n’avais pas signé pour ce journalisme web


    http://jeanabbiateci.fr/blog/journalisme-ecole-numerique-lannion-manifeste-xxi/

    Merci d’avoir pris le temps de nous lire avant de vous faire une opinion (pas si fréquent!) et de nous répondre à partir de votre expérience, qui est riche.

    • Bonjour Laurent,

      Merci de votre prompte réponse, si argumentée, bien dans l’esprit made in XXI ! Très honoré aussi, pour tout dire, de vous lire ici.

      Je comprends mieux, en vous lisant, votre référence au data journalisme, qui est inspirée d’une réelle pratique. Et votre intelligence des pratiques numériques via les notes de Pierre Assouline.

      Concernant les diaporama et les webdocs je vais retourner faire un tour sur vos sites pour prendre le temps de les regarder. Quant aux diaporamas sonores (mon dada !), il me semble que vous en avez diffusé mais je n’arrive pas à les retrouver sur revue21…

      Pour moi,et en reprenant ce que vous écrivez dans le manifeste, ils allient l’émotion visuelle et la puissance d’évocation du reportage radio. Et sur le plan financier, ils sont beaucoup plus abordables qu’un webdoc (450 bruts salariés au Monde et à Pèlerin).

      Concernant les financements, je vous rejoins sur votre constat de la difficulté de financer de gros projets de webdoc. Je reste cependant convaincu qu’on peut ajuster l’ampleur du projet en fonction des ressources disponibles (à Pèlerin, nous avons produits deux webdocs pour moins de 10 000 euros : Les pionniers de Compostelle et, en décembre, les passeur de Notre-Dame).

      Je crois qu’il y a un gros travail à mener du côté des titres de presse pour mieux travailler avec les annonceurs sur le profil des visiteurs de webdoc, grâce notamment aux informations fournies par les systèmes de tracking, sans pour autant, je suis d’accord avec vous, « se laisser façonner » par les publicitaires, et, finalement, y perdre son âme. C’est une source à en pas négliger cependant.

      J’ai apprécié la démarche de médiapart (qui a annoncé 700 000 euros de profit sur 6 millions de CA) qui réserve ses diaporamas sonores à ses abonnés payants.

      D’accord avec vous que les vidéo buzz ne rapportent pas grand chose, ni sur le plan journalistique, ni sur le plan financier. D’autant plus que dans cette course, les sites de presse seront toujours à la traîne de l’inconnu qui choisit de poster sa vidéo prise sur le vif et qui va buzzer.

      Concernant le financement non pas par les lecteurs, mais disons, par les sympathisants (famille, proches, inconnus séduits par le projet), je pensais davantage à l’expérience intéressante de Kisskissbankbank, cette plateforme de crowdfunding finance beaucoup de projets de webdoc, qui s’élèvent à quelques milliers d’euros.

      L’expérience douloureuse des photojournalistes peut devenir un modèle pour la presse entière: s’assurer, autour d’une réalisation éditoriale multimédia, des sources de financements multiples. Pour moi, c’est cela l’avenir, mais cela implique beaucoup de transformation, en terme de métiers, d’organisation. Une révolution !

      J’ai la naïveté de croire à l’émergence de ces « fontaines miraculeuses », comme vous le dites joliment, si l’on se retrousse les manches pour creuser le sol, parfois à mains nues, pour les atteindre et leur permettre d’émerger. Quand je vois ce que vous avez accompli avec XXI, tous les espoirs sont permis !

      Je partage avec vous le désir profond de donner à ces jeunes journalistes un avenir professionnel et les moyens d’en vivre dignement. Moi qui suis un « vieux » (44 ans !), je suis touché par leur créativité, leur professionnalisme, leur talent. Et je veux mettre mon énergie pour à transmettre le flambeau de notre magnifique métier.

      C’est pourquoi nous avons lancé avec une jeune journaliste multimédia, Marianne Rigaux, et Paul-Alexis Bernard, responsable de l’ESJ Pro, les diapéros pour faire connaître leur travail et les soutenir. Vous serez d’ailleurs accueilli à bras ouverts lors de notre prochaine rencontre, le mercredi 20 février au café de Paris.

      Concernant le groupe auquel je suis heureux d’appartenir, c’est vrai que nous avons la chance d’avoir un actionnaire bienveillant et solidaire, mais qui n’a pas non plus les moyens d’investir davantage. A Bayard aussi il va nous falloir inventer de nouvelles façons de financer notre créativité. A ce propos, j’imagine que vous devez connaître de l’intérieur notre groupe, puisque votre parents, ont refondé Bayard en créant la branche jeunesse. Belle tradition d’innovation familiale !

      Merci pour les liens que j’avais déjà repérés dans mon fil twitter.

      Quand je vois le nombre de réactions que vous avez suscitées grâce à votre Manifeste, voilà déjà une belle fécondité. Vous faites bouger les lignes par votre expérience et votre réflexion, c’est formidable !

  2. Alex Antoine says:

    Le journalisme narratif n’est qu’une forme possible, et peut-être pas la plus prometteuse (que vaut le concept de narration » ?) de ce que permet l’internet.

    Il y aussi de nouvelle revues on line qui se positionnent sur d’autres créneaux que les « hard news », des niches, plus intellectuelles parfois.

    Exemples : Believermag.com aux Etats-Unis ou http://www.nonfiction.fr en France dans la critique de livres, ou http://www.contreligne.eu avec une optique plus politico-culturelle.

    • Bonjour Alex, on voit effectivement bourgeonner de nouveaux titres qui s’affranchissent du « faire court pour être lu » pour prendre le temps d’analyser, d’exposer, de débattre, de comprendre. On appelle aussi cela le « Long-Form Journalism ».

      J’ai assisté à une conférence de la fondatrice de The Believer, cette revue culturelle californienne qui a aujourd’hui sa version française. Elle expliquait que son mari et elle avaient simplement voulu, au départ, prolonger, par écrit, les belles conversations qu’ils avaient avec des amis, sans se raccrocher forcément à une actualité (un livre paru récemment, par exemple). Seul l’envie de partager quelque chose qui les intéressaient prédominait. La revue connaît un vrai succès.

      On retrouve à la fois un amour du texte brut au long cours et un goût pour le graphisme, avec les couv’ réalisées par Burns.

      Quand je vois ce type d’exemple, je crois vraiment au principe de la « politique de l’offre éditoriale » : proposer une expérience de lecture inédite, en s’appuyant non pas sur 1000 études marketing très segmentée, mais sur l’envie de partager ce qu’on aime.

      Concernant le journalisme narratif, je crois qu’il correspond à traitement en phase avec le désir de proximité de nos contemporains : s’immerger dans une réalité humaine (c’est aussi le principe de « Vie ma vie ») pour en partager le quotidien et comprendre ainsi les prolongements au niveau local, national.

      Je ne connaissais pas nonfiction et contreligne. Merci pour les liens !

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